À l’occasion de la 27ème édition de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées (SEEPH) qui a cette année pour thème « La transition numérique, un accélérateur pour l'emploi des personnes en situation de handicap ? », nous vous proposons de découvrir les témoignages de Margaux, Mara et Armony. Toutes trois en situation de handicap, elles nous décrivent leur rapport au travail. Comment sont-elles rentrées dans la vie active, en quoi le numérique les a aidées, que peut-on faire pour réellement faciliter   l’emploi des personnes en situation de handicap ?  Entretiens 2/3

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A 26 ans, on m’a dit que je n’avais pas d’avenir. Sans le numérique, je n’aurai pas pu travailler.
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Armony Altinier

Présidente de la société Koena

 

Quel est votre handicap ?

Je souffre d'une maladie chronique qui s'appelle le syndrome Ehlers-Danlos. C'est une maladie héréditaire. Les deux principaux symptômes sont la fatigue et la douleur chroniques. Les articulations ne tiennent pas bien en place. Ma mâchoire peut se déplacer lorsque je mange ou je peux me déplacer une épaule en éternuant. Tout le monde sait ce qu’est avoir mal ou être fatigué mais vivre avec les deux cumulés, c'est très difficile. Cela a des impacts sur le travail évidemment.

Quand l’avez appris ?

Le diagnostic est tombé tard, après 19 ans d'errance médicale. Je suivais des études de chinois, de Droit et de Sciences politiques. Est arrivé à un moment où je ne pouvais plus marcher ni me déplacer. C'est là que j'ai découvert le potentiel du numérique, qui m'a permis de continuer à étudier.

Comment s’est passé votre entrée dans la vie active ?

Je suis issue d'un milieu très modeste. Nous vivions dans la misère. Mes parents allaient au Restos du Cœur, je n'ai jamais porté de vêtements neufs.

C’était important pour moi de faire des études. J'ai décroché une maîtrise de Sciences politiques, une maîtrise de chinois et un master 2 en business management. En 2007, après mes études, je me suis rendue à Pôle Emploi. À l'époque, le télétravail n'existait pas. On m'a tout simplement dit que je ne trouverai jamais d'emploi, que je n’avais pas d’avenir. On m'a proposé de faire une demande d’allocation pour personnes en situation de handicap et on m’a soumis une offre de surveillant de parking…

Quelle a été votre réaction ?

A 26 ans, se dire qu’on va vivre en dessous du seuil de pauvreté malgré un bac + 6, ce n’est pas très motivant. J’ai tapé des mots-clés sur internet qui correspondaient à mes compétences et coup de chance, je suis tombée sur une opportunité qui correspondait pile-poil à mes diplômes : donner des cours en chinois sur l'accessibilité numérique à l'Université polytechnique de Hong-Kong. Mes proches me disaient : « Tu ne vas pas créer ton entreprise tu ne tiens même pas debout ! » Eh bien j'ai créé mon entreprise à 26 ans. Et Koena est ma 3e entreprise. Comme quoi il ne faut pas écouter tout ce qu'on nous dit. Il faut se faire confiance, il faut essayer.

Le numérique n'a pas seulement facilité votre accès à l'emploi. Il vous a permis de vous réaliser…

Il a été pour moi un vecteur d'émancipation, de liberté. La crise de la Covid a accéléré l’ouverture des mentalités qui avaient du mal avec le travail en distanciel. Depuis peu, on est passé en 100% télétravail chez Koena. Cela ne nous empêche pas de nous voir lorsqu’on en a besoin. Cela permet également de recruter des personnes qui ont des difficultés pour se déplacer. C’est vraiment important.

Dans votre entreprise, il n’y a que des personnes en situation de handicap ?

Il y a des valides et des personnes en situation de handicap. Ce n'est pas un critère de recrutement mais je prends en compte les besoins des personnes en situation de handicap dès le recrutement si c’est nécessaire.  De fait, nous travaillons avec des personnes en situation de handicap : une personne dyslexique, une personne avec un handicap intellectuel. Par le passé, nous avons travaillé avec des collaborateurs aveugles, autistes. On recrute de manière inclusive.

Vos collaborateurs sont-ils au courant de votre handicap ?

Pas systématiquement. En revanche, je le dis si cela est nécessaire. Par exemple, si certains de mes clients veulent que je me déplace, il faut que les locaux soient accessibles. Je facture des frais supplémentaires quand les transports en commun ne sont pas accessibles car je prends le taxi ou le VTC. En revanche, si mes rendez-vous se passe en visio, je n’aborde pas le sujet.  

Mon handicap est dit « invisible ». Parfois je suis en fauteuil roulant, ou bien il m'arrive de porter une béquille mais ça n'est pas systématique donc les personnes ne le décèlent pas systématiquement. Pour autant, c'est important pour moi d’en parler. D’expliquer qu’il n'y a pas que des handicaps visibles autour de nous mais beaucoup de handicaps invisibles.  Il n'y a pas de honte à être en situation de handicap. On est handicapé davantage par une société inadaptée que par un diagnostic. C’est à la société de s’adapter.

Quels sont les impacts de votre handicap au quotidien avec vos collègues et vos clients ?

Récemment j'ai souffert d'une baisse de tension importante, on appelle cela la dysautonomie. Ce sont des dysfonctionnements du système nerveux qui produisent plein de choses handicapantes et désagréables. Cela arrive n’importe quand et on ne sait pas quand cela va passer. Dans ce cas, je suis transparente avec mes collègues et aussi avec mes clients. Je leur explique que je suis malade. On a le droit d'être malade. Ce n’est pas grave si j’ai quelques jours de retard. Je prends cela en compte dans les dealines que je donne à mes clients. En général, je compense en devenant surproductive. Je mets alors 3 heures pour faire ce que d'autres vont faire en 3 jours.

Pour les personnes qui ne sont pas aussi productives que vous, comment ça se passe ?

On va le prendre en compte. Cela passe par un travail d'équipe. Chez Koena, personne n'est assigné à une tâche. On s’organise afin que plusieurs personnes partagent la même compétence pour pouvoir reprendre le travail de l'autre en cas de problème. Avoir toujours des backups, c'est une bonne pratique ! Une personne en situation de handicap n'est pas aussi productive qu'une personne qui n'a pas de handicap. Il faut l'accepter.

Vos clients ont-ils toujours été compréhensifs envers vos collaborateurs en situation de handicap ?

Pas toujours. L'une de nos collaboratrices commerciales est fortement dyslexique. Elle utilise un logiciel de dictée vocale et dans sa signature elle précise : « Je suis dyslexique, j'utilise une technologie d'assistance pour écrire mes messages. Si mon texte n'est pas clair, n'hésitez pas à me le dire. » Un client lui a répondu un jour : « Hors de question qu'on travaille avec vous, vous ne savez même pas écrire. » Elle est arrivée dans mon bureau en pleurs. J’étais scandalisée. Je leur ai écrit que c'était de la discrimination et qu’il était hors de question que Koena travaille avec eux. J’effectue régulièrement un travail de pédagogie avec certains clients qui n'acceptent pas le rythme de nos collaborateurs et exigent des retours du jour pour le lendemain.

Qu'est-ce que le numérique peut apporter en plus ? En quoi peut-il être un accélérateur pour les personnes en situation de handicap ?

Sans le numérique, je n'aurais pas pu travailler. Il évite des déplacements qui peuvent être très fatigants pour des personnes malades, qui souffrent de handicap moteur ou qui sont non voyante. Le numérique permet aussi d'avoir des modalités de travail plus souples. Aujourd'hui, on peut étudier en ligne par exemple. Cela permet d'obtenir plus de diplômes et in fine de trouver plus facilement du travail. Tout ceci sous réserve que le numérique soit accessible aux personnes en situation de handicap. Certains sites sont encore très mal conçus et très mal développés ; ils créent même de nouvelles barrières.

Les recruteurs du numérique ont-ils encore des efforts à faire en termes d'inclusion des personnes en situation de handicap ?

Les Ressources humaines sont de plus en plus formées à accueillir et travailler avec des personnes en situation de handicap mais le secteur a encore des efforts à faire. Le premier frein, c'est la formation. Il faudrait déjà que les formations supérieures aux métiers du numérique soient accessibles. Or les statistiques prouvent le contraire :  plus les diplômes sont élevés, moins il y a de personnes en situation de handicap. Il faut donc être capable de recruter autrement sans se focaliser sur les diplômes mais en prenant à sa charge une montée en compétence. Certaines entreprises le font : elles forment en interne.

Comme vous le souligniez, pouvoir se déplacer physiquement jusqu’à l’entreprise ou au centre de formation est déjà un frein ?

Il y a effectivement ce point crucial de l'accessibilité et de l’équipement des sociétés : mon entreprise a-t-elle un.e interprète en Langue des Signes pour faire passer des entretiens à des personnes sourdes ?  Sera-t-elle prête à aménager les horaires du futur collaborateur si cette personne a besoin d'horaires spécifiques ? Dispose-t-on en interne d’outils adaptés aux personnes en situation de handicap ? On parle du burn out mais il existe aussi le « port out » : des personnes en situation de handicap se retrouvent placardisées parce que l'entreprise n’a pas les outils adaptés à leur job.

Si vous aviez un message à faire passer aux employeurs ?

Je leur conseillerais de bien se renseigner au sujet du handicap. C’est un sujet complexe qui rend humble. Il n'y a pas de solution miracle. Ce n'est pas parce que vous avez un ami, un cousin ou même une sœur qui est autiste que vous savez pour autant ce qu’est l’autisme. Parce qu'il y a plein de formes différentes d'autisme. Ne préjugez pas en fonction de ce que vous croyez savoir mais apprenez à questionner ce que vous savez en vous renseignant, et surtout en côtoyant des personnes en situation de handicap. Cela va enrichir votre perspective parce que la richesse et la créativité viennent de la diversité. Diversité de genre, mais aussi diversité de capacités. C'est un élément important et un atout pour l'entreprise.

Si vous aviez un message à faire passer aux personnes en situation de handicap…

Je leur dirai renseignez-vous sur le mot validisme*. Pour moi, cela a été extrêmement émancipateur. J'ai pris conscience que ce n'était pas moi qui étais nulle mais la société qui n'était pas adaptée à moi. Cela permet de se déculpabiliser.

Lorsqu'on est en situation de handicap, on se dévalorise énormément, or on est tous différents. La performance permanente est une vaste illusion.  Chacun et chacune a quelque chose à apporter et a totalement sa place dans notre société.

On parle de « personnes en situation de handicap ». Moi, j'ai plutôt envie de parler de « personnes en situation de validité ». Qui est en permanence à 100 % de sa forme, sans problème personnel, sans maladie ? Cela n'existe pas ! Si l'on faisait de la conception universelle** : si l'on partait du besoin des personnes en situation de handicap et que l'on mettait en place des aménagements qui bénéficient à tout le monde, on vivrait alors dans une société beaucoup plus agréable pour tous et pas forcément moins performante. Lorsque l'on ne vit pas renfermé sur soi et sur nos schémas habituels, on gagne en richesse de réflexion et en créativité…

*Le Robert : « Système faisant des personnes valides la norme sociale. Par extension : discrimination envers les personnes en situation de handicap. »

**La conception universelle est la conception de tout aménagement, produit, équipement, programme ou service qui puisse être utilisé par toute personne, sans nécessiter ni d'adaptation ni de conception spéciale, et ce quels que soient son sexe, son âge, sa situation ou son handicap. www.autonomia.org/article/les-7-principes-de-la-conception-universelle